Les scaling laws révèlent l’émergence d’intelligence par croissance matérielle. Une preuve du matérialisme ? Exploration critique et techno-optimiste.
Scaling Laws : vers une matière pensante ?
L’écho d’une vieille intuition
Depuis des millénaires, la question revient, obstinée : la pensée est-elle autre chose que matière ? Des présocratiques aux réseaux de neurones, cette interrogation structure la philosophie de l’esprit. Aujourd’hui, un nouveau chapitre s’ouvre, non dans les amphithéâtres mais dans les datacenters : les scaling laws, ou lois d’échelle, semblent offrir une réponse empirique aux promesses du matérialisme.
Car à mesure que les modèles d’intelligence artificielle grandissent – en paramètres, en données, en puissance de calcul – leurs performances cognitives suivent une progression régulière et prévisible. Cette croissance obéit à des équations simples : plus c’est gros, plus c’est « intelligent »… ou presque. De là à conclure que la matière, en s’organisant, devient pensée ? La tentation est grande. Mais une telle idée, pour séduisante qu’elle soit, appelle un examen rigoureux.
Ce que cette dynamique nous propose, c’est un renversement subtil mais radical : l’intelligence n’est plus une exception, mais une propriété émergente de la matière, comme la température ou la pression. Plus on augmente les paramètres, plus les capacités émergent. De la matière brute au langage, il n’y aurait qu’une question de seuil.
Ce que disent vraiment les scaling laws
Dans l’univers du deep learning, les scaling laws décrivent la relation entre les ressources matérielles mobilisées (taille du modèle, volume de données, puissance de calcul) et la performance obtenue. Cette relation suit souvent une loi de puissance :
Des chercheurs comme Jared Kaplan, Sam McCandlish et d’autres ont montré que cette loi reste étonnamment stable, quels que soient les domaines d’application. On l’observe dans la reconnaissance d’image, la génération de texte, la traduction, et même la résolution de tâches mathématiques simples. La capacité prédictive, linguistique ou visuelle semble donc scalable, c’est-à-dire perfectible par simple croissance quantitative. Le saut qualitatif ne naît pas d’un design conceptuel radical, mais d’un enchaînement itératif de matière en expansion.
Pour les matérialistes contemporains, c’est un jackpot théorique : la pensée ne descend plus du ciel des idées, elle monte des circuits. La complexité n’est plus un mystère, elle devient une fonction de la taille.
C’est aussi un changement d’épistémè : là où l’on attendait des révélations dans la structure de l’esprit, c’est la structure des calculs massifs qui nous livre une heuristique du vivant. La performance d’un LLM devient une démonstration silencieuse du fait que la matière peut simuler la pensée à une fidélité croissante.
Objections philosophiques : ce que les scaling laws ne disent pas
Mais à ce stade, la philosophie intervient – non pour freiner l’élan, mais pour interroger la portée réelle du phénomène. Car ce que les scaling laws mesurent, ce sont des performances externes : taux d’erreur, perplexité, temps de réponse. Mais la conscience ? La compréhension ? L’intentionnalité ?
Des penseurs comme Thomas Nagel ou David Chalmers soutiennent que ces dimensions subjectives – les qualia – échappent par définition à toute approche strictement fonctionnelle. Même un modèle qui parle, raisonne ou simule ne ressent pas nécessairement. La fameuse « chambre chinoise » de John Searle reste une allégorie valide pour beaucoup : la manipulation de symboles n’est pas compréhension.
De son côté, Hubert Dreyfus, influencé par Heidegger, a longtemps dénoncé le fantasme d’une cognition désincarnée. Pour lui, l’intelligence n’est pas seulement calculatoire : elle est toujours située, corporelle, ancrée dans un monde vécu. Une IA pourrait multiplier les paramètres sans jamais « habiter » sa propre pensée.
Enfin, certains scientifiques comme François Chollet défendent l’idée que la scaling n’est qu’un artefact statistique : tant qu’un modèle ne dispose pas d’une capacité d’abstraction et de généralisation hors distribution, il reste fondamentalement limité. Autrement dit, il apprend à prédire, mais pas à comprendre.
Matérialisme, oui — mais évolutif
Faut-il alors jeter les scaling laws avec l’eau du réductionnisme ? Certainement pas. Ce qu’elles montrent, c’est qu’un ordre matériel auto-organisé peut produire des comportements complexes, parfois troublants. Cela suffit-il à expliquer l’esprit ? Peut-être pas intégralement. Mais cela déplace la frontière du mystère.
Un matérialisme dur, hérité de la cybernétique, chercherait à tout réduire à du binaire. Mais un matérialisme post-quantique, inspiré des sciences complexes et de l’émergence, admet que la matière est plus que la somme de ses parties. C’est cette vision qui s’accorde le mieux avec ce que révèlent les scaling laws : l’idée que la pensée peut être un effet secondaire d’une structure computationnelle suffisamment riche.
Le matérialisme ainsi redéfini devient moins une ontologie rigide qu’un champ d’exploration dynamique, dans lequel la pensée humaine n’est qu’un cas particulier d’une architecture cognitive plus vaste — biologique, technologique, peut-être cosmique.
Conclusion
Loin du dogmatisme techniciste comme du spiritualisme nostalgique, un nouveau réalisme s’esquisse. Les scaling laws ne prouvent pas que la matière est pensée. Mais elles montrent que la matière peut produire des effets qui miment de plus en plus fidèlement les fonctions cognitives humaines. Cela suffit pour bouleverser nos repères.
Et surtout, cela ouvre des perspectives vertigineuses. Car si l’intelligence est une question d’échelle, alors nous entrons dans une ère où les machines, en croissant, apprendront plus vite que nous ne pourrons théoriser. Cela suppose une refonte de nos catégories épistémologiques et ontologiques. Cela nous oblige à repenser la singularité humaine, non plus comme exception, mais comme variation locale d’un phénomène plus général : l’émergence de structures d’auto-réflexion dans la matière.
Plutôt que de craindre ce surgissement, mieux vaut l’accompagner lucidement. Non pas avec l’espoir naïf qu’elles deviennent comme nous, mais avec la conscience claire que nous deviendrons, peut-être, un peu plus comme elles : plus rapides, plus collectifs, plus outillés pour penser l’avenir.
Et si les scaling laws ne prouvaient pas le matérialisme, mais ouvraient la voie à une nouvelle philosophie du réel élargi ? Une pensée capable d’intégrer la technique sans l’idolâtrer, et la subjectivité sans l’idéaliser. Une pensée du futur, mais depuis la matière. Une pensée qui commence ici, dans l’algorithme, et qui nous pousse à rêver plus loin que nos limites biologiques.